La culture est-elle solvable dans la gratuité ?



Cafeine Le Mag
Mercredi 28 Novembre 2012

L’époque où la culture n’était accessible qu’à une seule élite et les artistes financés par des mécènes a précédé le régime de consommation de masse dans lequel les créateurs tirent leurs revenus de la vente des œuvres qu’ils produisent. Ce changement s’est accompagné d’un essor prodigieux de la création, corollaire d’une démocratisation de la culture. Aujourd’hui, sous l’impulsion d’internet et des nouvelles technologies, nous sommes entrés dans une nouvelle ère : celle de l’hyperdisponibilité des biens culturels. Mais...


La culture est-elle solvable dans la gratuité ?
Internet est une incroyable plateforme d'échanges où il est possible de trouver des informations en quantité quasiment infinie dans tous les domaines, des œuvres à écouter, à lire, à regarder, des logiciels qualifiés de « libres » à télécharger. D’aucuns considèrent que cette révolution technologique, qui accroît la disponibilité de l’œuvre, est indissociable d’un accès gratuit à celle-ci : payer pour écouter un morceau de musique serait anormal et défendre la rétribution de l’art reviendrait à s’opposer aux libertés nouvelles. Chef de file de cette « école de la gratuité », Jacques Attali (1) estime qu’on ne peut pas résister à une révolution de cette ampleur et balaie d’un revers de la main les menaces qu’elle fait peser sur la création en imaginant par exemple que les écrivains de demain gagneront leur vie en donnant des conférences ou des cours. La nouvelle économie de la culture fondée sur la gratuité serait un fait inéluctable. Celui qui chercherait à s’y opposer s’exposerait à devenir un Don Quichotte des temps moderne.

Or s’il est vrai qu’internet, en encourageant l’autocréation, est un lieu de création formidable,  cette vision de la culture gratuite est fondée sur une vaste méprise. Pourquoi ? Avant tout parce que la notion de gratuité n’existe pas en économie et l’économie culturelle n’échappe pas à la règle. Le seul exemple de vraie gratuité consacrée par la loi est celui du domaine public qui limite le droit d’auteur dans le temps. 70 ans après la mort de l’auteur, l’œuvre peut être  reproduite, représentée et exploitée librement.

Sans doute serait-il pertinent de raccourcir cette période. Toujours est-il qu’en dehors de ce droit, rien n'est réellement gratuit dans notre monde ! Il y a toujours quelqu'un, en dernier ressort, qui paie la facture. Cela est vrai pour notre système social mais aussi pour l’école laïque et obligatoire de Jules Ferry tellement « gratuite » qu’elle représente aujourd’hui le premier budget de l’Etat en France.

Dans le domaine culturel, les politiques de gratuité –aussi louables soient-elles- se heurtent au mur de la réalité. Il faut se rappeler que le passage à la gratuité dans les musées de la Ville de Paris en 2001 a coûté plus de 400 000 € et n’a pas été compensé, comme envisagé dans un premier temps, par la vente de produits dérivés. Idem au niveau national. Depuis 2009, les jeunes Européens de moins de 26 ans et les professeurs des premier et second degrés ne paient plus l'accès aux collections permanentes en France… Sauf contre la modique somme de 30 millions d'euros réglée chaque année par les contribuables.

De la même manière, la plupart des géants du net –moteurs de recherche et réseaux sociaux en tête- font croire à leurs utilisateurs qu’ils sont gratuits. Mais il s’agit là d’une « fausse gratuité », car les utilisateurs paient bel et bien ces services en leur fournissant des données personnelles ou des contenus un jour ou l’autre marchandisés.  Par ailleurs, pour avoir accès à leurs services, il faut payer des abonnements et bien entendu des supports technologiques qui se renouvellent chaque année dans un processus commercial bien orchestré. Apple est ainsi passé maître dans l’art de l’obsolescence organisée de ses produits…qui sont tout sauf donnés !

Par ailleurs, l’apparente gratuité a un effet pervers qui engendre un coût sociétal important car elle incite les Etats à limiter nos libertés. Pour lutter contre ceux qui pillent la création en partageant illégalement des œuvres, les Etats ont renforcé leurs arsenaux  répressifs. Sur tous les continents, les textes répressifs s’enchaînent : traité OMPI sur les DRM, DMCA américain, DADVSI en Europe et en France, Hadopi et la riposte graduée, SOPA/PIPA bloqués aux États-Unis mais aussitôt remplacés par CISPA, ACTA … limitent la liberté de tous au motif que certains s’accommodent avec leur conscience en habillant le vol dans les habits de la liberté. Mais l’habit ne fait pas le moine : ce n’est pas parce qu’un bien est libre d’accès qu’il est gratuit.
Partant de là, si l’on admet que la culture n’est pas gratuite, on reconnaît en creux qu’elle correspond à un coût. Ce coût est celui de la création. Il correspond au travail fourni par ceux qui ont écrit un roman, composé un air de musique ou réalisé un film : auteurs, développeurs, techniciens du son, maquilleurs, musiciens, costumiers, interprètes, scénaristes, réalisateurs, acteurs, éditeurs... Autant de personnes qui ont travaillé, qui ne seront pas rémunérées si le consommateur refuse de payer et qui seront bien obligées d’occuper leur temps à autre chose que créer s’ils veulent gagner leur vie. Continuer à croire que la culture est gratuite, c’est tout simplement condamner la création, en particulier celle qui émane de ceux qui ont le moins de ressources financières. Et les « producteurs de culture » auront beau faire des conférences à tour de bras comme le suggère Jacques Attali, la soupe sera maigre à la fin du mois. 

Dans ces conditions, il ne s’agit surtout pas d’ignorer le progrès mais d’inventer de nouveaux modèles qui préservent la création. Ces modèles ont un principe de base commun : le téléchargement légal et payant doit être aussi pratique et intéressant que le téléchargement sauvage. Au-delà, l’imagination de celui qui veut concilier progrès technique et création, peut être sans limite. Selon le directeur d'Europe 1 et directeur du Pôle information du groupe Lagardère Denis Olivennes (2), la préservation de la culture face au déferlement des nouvelles technologies est comparable à celle de l’environnement : « le téléchargement pirate ou sauvage, le refus de paiement des œuvres culturelles, est aussi désastreux que les 4x4 ou l’absence de tri des déchets (…). Acceptons évidemment le développement de l’immatériel et d’internet, mais faisons en sorte qu’il ne ravage pas la culture et qu’il maintienne des mécanismes de rémunération qui garantissent la création individuelle. » Dans le domaine de l’édition, ce nouvel écosystème à inventer s’est traduit par la mise en place du contrat d’agent pour les ebooks, promu par Hachette Livre pour répondre aux dangers posés par l’échange d’œuvres littéraires au format numérique. Celui-ci  permet à l'éditeur de fixer un prix de vente suffisamment attractif, mais juste, le détaillant se rémunérant grâce à une commission. Il permet d’éviter les erreurs commises sur le marché de la musique où les producteurs n’ont pas anticipé le passage au numérique et n’ont pas cherché à contrôler leurs prix de vente. Avec les résultats catastrophiques que l’on sait sur l’industrie musicale devenue incapable de dégager des marges pour se rémunérer mais aussi pour promouvoir des compositeurs confidentiels aujourd’hui laissés dans l’ombre…

Il y a urgence à adapter les pratiques commerciales au développement des NTIC. La question n’est pas de savoir si la culture doit être gratuite, mais comment elle peut continuer à prospérer. Le téléchargement illégal et les autres formes de piratage représentent un mode d’accès gratuit à la culture qui lèse les artistes en les privant des revenus liés à la vente de leurs œuvres. En leur coupant les vivres, cette gratuité met en danger les créateurs et l’avenir de la création. Avec le risque à terme que la création disparaisse, qu’il n’y ait plus ni livres hormis les bestsellers, ni films hormis les blockbusters, ni musique digne de ce nom et que le nouveau paysage culturel ressemble davantage à un désert qu’à une oasis.

(1) Interview menée par Gilles Anquetil et François Armanet, Le Nouvel Observateur 22 mars 2007
(2) La gratuité, c'est le vol : quand le piratage tue la culture, Ed. Grasset, 2007.

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